Le XIXe siècle a été le siècle des premiers détectives privés. Mais quels facteurs historiques et socio-économiques ont pu contribuer à leur apparition ? Dans cet article — et en tant qu’agence d’investigations spécialisée sur des affaires impliquants des particuliers, entreprises et administrations de langue française et espagnole — nous en parlerons, en nous appuyant sur le livre Todo lo oye, todo lo ve, todo lo sabe. La extraordinaria aventura de los primeros detectives (2020) du journaliste espagnol José Luis Ibáñez. Il y a lieu d’ajouter qu’Ibáñez, né à Saint-Chamond (tout comme le criminaliste Edmond Locard, le pilote de Formule 1 Alain Prost et l’anarchiste Ravachol), a eu une rélation spéciale avec Lyon et ses alentours, dû à son enfance. Trouvez ici l’interview que nous lui avons fait en espagnol.
L’essor de la bourgeoisie à l’ère des premiers détectives privés
Voici comment Ibáñez aborde cette question (p. 25) :
La période allant de 1789 à 1851 — c’est-à-dire, de la Révolution française à la fin des révolutions libérales de 1848 — a marqué le début d’une époque marquée par l’industrialisation, la glorification de l’individu et la sécularisation de la société. Sa manifestation politique fut le libéralisme. En pratique, cela a conduit à la décadence de l’agriculture au profit de l’industrie et à l’apparition de nouvelles institutions économiques.
L’auteur souligne que la notion de bourgeoisie s’est élargie. Dès le XVIIIe siècle et tout au long du XIXe, ce terme ne désignait plus seulement les commerçants, fabricants, entrepreneurs, propriétaires du capital et banquiers, mais englobait aussi les médecins, avocats et autres professions libérales, les enseignants du secondaire et universitaires, les juges, les hauts fonctionnaires de l’administration, ainsi que les cadres et techniciens des grandes entreprises.
Dans ce cadre, « la famille est devenue une instance fondamentale pour garantir la continuité des affaires et des fortunes entre les différentes générations » (Ibáñez, 2020, p. 26).
D’après Ibáñez, cet ensemble de facteurs a favorisé l’émergence de nouvelles professions répondant aux exigences personnelles, familiales et économiques de la bourgeoisie. « Celle de détective privé en faisait partie » (Ibáñez, 2020, p. 26).
Montée de l’insécurité dans les villes en expansion
Au XIXe siècle, de nombreuses villes émergèrent en Europe et en Amérique, tandis que leur population connut une croissance exponentielle.
Ibáñez soutient que « une grande partie de la richesse du XIXe siècle était due à la croissance des villes. Elles étaient des centres industriels et commerciaux qui attiraient une population toujours plus nombreuse venant des zones rurales » (p. 26). Cependant, cela a aussi engendré un problème d’insécurité pour la bourgeoisie, nécessitant une réponse tant publique que privée — l’investigation privée étant étroitement associée à la sécurité et à la surveillance — (Ibáñez, 2020, p. 27) :
Les vagues d’émigrants ont provoqué la croissance des banlieues ouvrières. La bourgeoisie le percevait comme une menace et ses peurs se sont intensifiées, exigeant plus de sécurité. Plusieurs réponses ont été apportées à cette demande : l’État a créé la police, tandis que l’initiative privée a vu l’émergence des entreprises de sécurité et de surveillance.
L’éclairage au gaz et la mondialisation à l’époque des premiers détectives privés
L’introduction de l’éclairage public au gaz au début du XIXe siècle a transformé les comportements des citoyens. Cela a, en quelque sorte, prolongé les heures d’activité tant pour les affaires que pour les loisirs, permettant également la réalisation d’activités immorales ou illégales (Ibáñez, 2020, p. 28) :
La surveillance de parents ayant une vie dissolue, commandée par leurs familles, les infidélités conjugales et le démasquage d’employés qui mettaient la main dans la caisse pour payer leurs excès sont devenus des sources de revenus pour les premières agences d’investigation privée.
En outre, en raison de la mondialisation des flux de capitaux, les grandes agences de renseignements commerciaux et d’enquêtes privées « ont multiplié leurs délégations nationales et internationales » (Ibáñez, 2020, p. 31). Les actes illicites et illégaux se sont également mondialisés, ce qui, dans certains cas, a exigé la réalisation d’enquêtes privées transfrontalières (Ibáñez, 2020, pp. 31-34).
Conflits de travail et crainte du libéralisme
Au siècle des premiers détectives privés, les conflits du travail et les revendications syndicales étaient fréquents. Dans ce contexte, et contrairement à la situation en Espagne, aux États-Unis, dans la seconde moitié du siècle, des « gardes privés ont été engagés pour intervenir dans les usines, les mines, les chemins de fer et les grandes industries menacées par des grèves » (Ibáñez, 2020, p. 39). Ibáñez souligne que « de 1869 à 1892, les gardes armés et en uniforme de l’agence Pinkerton ont agi lors de soixante-dix-sept grèves » (p. 39).
D’autre part, « avec le libéralisme, les peurs sociales et économiques se sont intensifiées » (Ibáñez, 2020, p. 40). Autrement dit, « le bourgeois avait peur de la ruine ou qu’on le ruine, il avait la panique de perdre son statut et sa réputation et, par-dessus tout, il craignait le scandale » (p. 40). Cependant, « le libéralisme se méfiait du contrôle de l’État et préférait trouver ses propres formes de supervision dans l’initiative privée » (p. 40). La raison étant que « les familles aisées avaient peur que des inspecteurs et des juges fouillent dans leurs affaires et exposent leurs scandales » (p. 40). Ainsi, « la première mission du détective privé était de garder les problèmes privés dans la sphère privée. Et dans la société du XIXe siècle, rien n’était considéré comme plus privé que la famille et l’argent » (p. 40).
Évolution de la famille : successions, divorces et services à domicile
Selon Ibáñez (p. 42), la famille a connu une évolution :
Le concept même de famille a subi une lente transformation. Dans les villes, la famille élargie, typique de la vie rurale, composée de parents de plusieurs générations vivant ensemble, a cédé la place à la famille nucléaire, centrée sur le mariage et ses enfants, mieux adaptée aux nouvelles exigences professionnelles, de logement et de mobilité.
D’après l’auteur, cela s’est reflété dans la législation relative aux héritages. « La transmission traditionnelle préférentielle, qui bénéficiait à un seul descendant, a progressivement cédé la place à une transmission égalitaire, fondée sur le partage des biens entre tous les enfants » (Ibáñez, 2020, p. 42). En conséquence, « la recherche d’héritiers et les réclamations concernant les héritages se sont rapidement intégrées dans le catalogue de services des premiers détectives » (p. 42).
De même, l’infidélité conjugale représentait une menace pour la stabilité familiale et financière. Par conséquent, l’introduction des premières lois sur le divorce a entraîné une hausse des demandes d’enquêtes privées concernant l’adultère (pp. 42-43).
La transformation de la famille nucléaire a également conduit à l’embauche de personnel pour les services à domicile. Néanmoins, « personne ne voulait risquer de faire entrer chez soi un meurtrier, un violeur ou un voleur » (Ibáñez, 2020, p. 44). En réponse à cela, les agences de détectives ont proposé leurs services pour mener des enquêtes sur les candidats éventuels (p. 44).
Avec le temps, les détectives privés ont élargi leur offre de services afin de répondre aux évolutions des besoins sociaux.
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